mercredi 20 avril 2011

TD N° 3 : Existe-t-il des raisons pour aimer les séries télévisées


Autrefois méprisées en tant que manifestations d’une culture populaire sans intérêt pour la
recherche, les séries télévisées attirent depuis quelques années l’attention d’un nombre
croissant d’analystes. Revalorisées par les études culturelles (cultural studies) et les
théories sur les usages et les gratifications (Uses and Gratifications), les séries télévisées
témoignent aujourd’hui des diverses mutations qui restructurent les secteurs de la production,
de la diffusion et de la réception médiatiques. Ainsi le numéro spécial de la revue médiamorphoses intitulé « les raisons d’aimer… les séries télé », cherche à mettre en lumière ces mutations afin de comprendre l’engouement populaire que suscitent les séries, genre emblématique de la culture contemporaine, partout dans le monde.
Le numéro d'automne 2010 s'intéresse aux séries Dexter, Docteur House, Mentalist et Skins entre autres.
Peut-on dire que les séries télévisées sont le reflet de nos sociétés, ou contribueraient-elles à fonder une culture commune? On peut se demander également s'il est possible d'identifier des cultures de communautés, de groupes, de générations, nationales, transnationales, mondialisées qui seraient partiellement ou totalement assises sur ce genre de fictions.

Les séries TV ont connu un grand renouvellement depuis les années 1990. Comme les thématiques renouvelées des séries traversent les thèmes étudiés par les sociologues analysant la société dite « post-moderne ». C’est donc naturellement que l’analyse des séries télévisées s’est imposée comme un nouveau champ d’étude des sciences sociales.

Eric Vérat expose bien le fonctionnement de l’économie hollywoodienne des séries télévisées. Évidemment la dimension économique est première dans cette véritable « industrie culturelle » et elle exerce sa logique tout au long de la production des séries : « les séries peuvent rapporter gros et coûtent moins cher qu’un film ». Elles fidélisent le public. Cependant le succès commercial nécessite un vrai travail d’anticipation et d’expertise pour d’abord réaliser des épisodes pilotes qui convaincront les chaînes. Ensuite il s’agit pour les chaînes de bien utiliser leur grille de programme pour cibler les téléspectateurs et ainsi en attirer davantage. La multiplication des chaînes, notamment avec l’arrivée du câble dans les années 1970 a joué un rôle important dans la promotion des séries.

Eric Verat distingue les séries généralistes qui font 20 % de part de marché car elles sont capables de réunir la famille autour de leur télévision (par exemple CSI Les experts ou Desperate Housewives séries niches qui ciblent les spectateurs et donc permettent une programmation publicitaire plus efficace (c’est la cas de 24 heures chrono) qui attirent environ 30% des 18-49 ans.

Les séries télévisées sont un parfait contre exemple à la thèse de l’uniformisation culturelle à l’échelle mondiale. Il existe en effet de multiples modèles de séries dans le monde, la série états-unienne reste néanmoins la référence. Les séries sont un vecteur d’identité culturelle décisif. Ainsi, Régine Chaniac montre que les séries européennes sont particulièrement liées à des références nationales, expliquant la faiblesse des échanges européens en la matière.

Pour Eric Maigret et Guillaume Soulez, la transformation des conditions de l’expression de la culture, notamment par les nouveaux médias, rend l’analyse des pratiques selon la classe sociale d’appartenance moins forte que pour les autres pratiques culturelles. Cette spécificité rend alors possible la coexistence du succès d’audience et la reconnaissance culturelle. Ils expliquent un tel constat par un « relâchement, même faible, de la coercition culturelle ». Néanmoins ces sociologues insistent sur le fait que si la hiérarchie entre les formes culturelles décroît, il existe un jeu de hiérarchie entre les séries elles-mêmes. Des « entrepreneurs de morale » se font les défenseurs et les promoteurs de la culture télévisuelle de « qualité », celle des nouvelles séries américaines, qui contrasteraient avec les anciennes séries ou les autres formes télévisuelles. Ce snobisme concernerait d’abord les jeunes et s’exprime sur les blogs et les magasines consacrés aux séries dont le nombre a grandi ces dernières années.

Si on s'intéresse au contenu on peut retrouver des constantes, voire des clichés. Notamment en ce qui concerne la femme et l'homme dans ces séries. Citons comme exemple le stéréotype de la femme aveuglée par ses sentiments qui fait partie de l'arsenal classique de la misogynie, ou la présence du héros mâle dans une représentation assez classique. Mais cette lecture hâtive n'est-elle pas réductrice ? Qu'en pensent et qu'en disent leurs fans?

Philippe Le Guern a recueilli les témoignages d'étudiants sur la série Skins, série trash qui leur ressemblerait. On peut se demander à l'instar de François Jost, Comment expliquer le sentiment étrange d'attachement à un univers créé de toutes pièces? D'où vient le désir de vouloir connaître la vie de personnages dont on sait qu'ils n'ont d'autres existence que celle que veulent bien leur donner des scénaristes?





mardi 19 avril 2011

CM n°5 Culture de masse et mass médias

Ce cours est le complément des cours sur les empirismes du nouveau monde, l'école de Francfort et des cultural studies.
Il est emprunté à Catherine Bertho.

XXe siècle : nouveaux médias et interprétation des transformations culturelles"

Au XXe siècle, l’apparition de nouvelles technologies correspond à des remaniements profonds dans le champ de la culture. Le cinéma, le disque, la radiodiffusion, la télévision puis internet entraînent des mutations dans l’économie et les pratiques culturelles. Le livre, le théâtre, le music-hall, la musique populaire prennent alors des formes nouvelles. Les systèmes d’information et de communication se transforment aussi lorsque la radiodiffusion puis la télévision se substituent à la presse comme moyen d’information habituel. Ces transformations donnent lieu à un regard critique des contemporains. Les notions de mass-media et de culture de masse sont élaborées au cours des années 1930 puis critiquées et remises en question. On étudiera dans les leçons de ce second semestre à la fois la mise en place des industries de la culture et l’émergence du discours critique à leur endroit.

I. XXe siècle. Nouvelles technologies
A partir de la dernière décennie du XIXe siècle, de nouvelles technologies apparaissent qui ont en commun de permettre l’enregistrement et la reproduction des œuvres par des procédés mécaniques ainsi que leur diffusion à l’intention d’un public de masse.
a. Le cinéma (muet) apparaît en 1895 - Les Frères Lumière, ainsi que les industriels Pathé et Gaumont en France créent de puissantes compagnies. Aux Etats-Unis Edison contrôle la production jusqu’en 1913. Après quelques hésitations, la projection publique s’impose comme mode usuel de diffusion des films. Ces derniers sont projetés dans des « théâtres » spécialisés, souvent d’anciens music-halls. Au début des années 1930 les films deviennent « parlants »(1927 « The Jazz Singer »), ce qui entraîne un renouvellement complet des procédés de tournage et de projection. Les brevets pour l’enregistrement des disques, ceux du cinéma sonore et ceux de la radio sont contrôlés par des firmes apparentées. Les Etats-Unis et l’Allemagne sont en compétition pour le contrôle des techniques du son.
b. Disque-radio. Dès les années 1880 on peut enregistrer paroles et musiques sur des rouleaux de cire et le restituer pour une écoute collective. L’inventeur et industriel américain Edison est très présent sur ce marché tandis que le marché européen est dominé par des firmes anglaises, allemandes et française (Marconi, Pathé). Après 1925-30 on procède à des enregistrements électriques sur disques 33 tours. De grosses compagnies se mettent en place (Edison, Pathé, Decca). A partir de 1922, dans tous les pays industrialisés, des réseaux de stations de radiodiffusion commencent à vivre de l’association de la publicité et de la diffusion de musique et de spectacles enregistrés.
c. La télévision. Des prototypes d’appareils de télévision sont présentés au public dès la fin des années 1930 mais les réseaux permettant une diffusion auprès du grand public ne se mettent place réellement aux Etats-Unis et en Europe qu’après 1945. Ils reprennent le modèle technique et économique des réseaux de radiodiffusion : réseaux d’émetteurs reliées entre eux, studios d’enregistrement centralisés, financement par la publicité. La valeur des messages publicitaires est indexée sur le nombre d’auditeurs. L’audience est mesurée par des dispositifs spéciaux..
d. L’apparition de la VHS, du DVD et d’internet (1970-2000) oblige à renégocier les frontières entre les domaines et les intérêts économiques en présence. Seul internet, dans la forme que prend le réseau après l’an 2000, modifie considérablement l’économie des mass medias en multipliant les sources de programmes et en généralisant les échanges de pair à pair.

2. Déplacements de frontières dans les pratiques culturelles

Les nouveaux médias se développent en s’appuyant sur le savoir-faire des domaines plus ancienne des arts de la scène et de la culture, dont ils captent en partie le public et mobilisent les créateurs.

Musique. L’opéra, l’opérette, le vaudeville, le café-concert, le music-hall nourrissent les émissions de « variété » de la radiodiffusion. (Ex. « American jazz band »). Dès la fin des années 1920 l’industrie du disque et la radio sont associées et articulent leurs productions sur l’économie du spectacle vivant. Passages à la radio, sortie de disques et tournées sont habilement coordonnés.

Après 1930 le cinéma s’appuie aussi sur les industries de la musique. Les films musicaux (opérettes, « musicals ») constituent un genre à part entière. La musique de film est un débouché pour les compositeurs. Dans la chanson, films, compagnies de disques et radios organisent le succès d’un titre. Par exemple, pour L’Ange Bleu (Von Sternberg, 1930) Marlene Dietrich enregistre « Ich bin die fesche Lola », diffusé ensuite en disque et à la radio. En 1934 les producteurs décident de rajouter la chanson de Dita Parlo « Le chaland qui passe » au film de Jean Vigo L’Atalante, ce qui assure le succès public d’un film difficile.

Ecrit. Le livre savant et le livre populaire fournissent des récits au cinéma muet. Par exemple, un film de 10mn 30 s, tiré de l’œuvre de Charles Dickens, A Christmas Carol, est produit en 1910 dans les studios Edison. Le Fantômas de Pierre Feuillade est tiré d’un roman de Souvestre et Allain. Dans une veine plus populaire, on passe du feuilleton au « serial ». Aux Etats-Unis, The Perils of Pauline, (1914) adapte à l’écran la veine du feuilleton à rebondissements.

Théâtre et spectacle vivant. Le théâtre, classique ou populaire, prête au cinéma ses intrigues, ses acteurs, ses metteurs en scènes, son savoir-faire. Les Films d’art (1908) français sont ainsi créés en France explicitement pour tirer partie du répertoire classique. C’est du théâtre de vaudeville anglais que vient Charlie Chaplin qui y a appris l’art de la pantomime.

3. Les caractéristiques nouvelles
Les nouvelles technologies donnent naissance à des industries qui transforment le champ de la culture. Elles ont des caractéristiques communes.

a. « Industrialisation » de la production.
La première est l’adoption de modèles de production industriels : livres populaires, comic books, disques, et même films sont fabriqués en série selon des procédés industriels, et vendus comme des biens de grande consommation.


La fabrication du livre populaire est industrialisée dès le dernier tiers du XIXe siècle. A Paris la fabrication est délocalisée dans de grandes imprimeries en banlieue. Des éditeurs spécialisés y font fabriquer au meilleur coût des livres imprimés sur du mauvais papier, destinés à un public populaire, urbain. Les intrigues sont stéréotypées, l’écriture simplifiée. Les couvertures sont illustrées. Les éditeurs ont recours à la publicité. Aux Etats-Unis la Western Novel est diffusée de cette façon, de même que les Comic books destinés à un public urbain peu lettré.

En ce qui concerne la musique, Edison crée dans la banlieue de New York (Orange) une usine qui produit des cylindres et appareils de lecture reproduisant la musique enregistrée. La gravure sur disque prend le pas en 1910 sur le cylindre, l’enregistrement électrique s’impose après 1925. Le microsillon apparaît en 1949. Le marché de la musique enregistrée développé des les années 1930 aux Etats-Unis, ne touche le grand public en Europe qu’à la fin des années 1940 et surtout après 1960 (45 tours). Il accompagne des changements culturels de fond :diffusion du jazz, du rock, internationalisation et autonomisation de la culture « jeune ».

L’industrialisation du cinéma concerne en premier lieu le tirage des films destinés aux projections foraines dans les années 1900-1910. Des machines effectuent ainsi le tirage de court métrages reproduits à de nombreux exemplaires dans l’usine de la firme française Pathé à Joinville. Les ouvrières qui colorient certains films travaillent sur le modèle de la chaîne. Aux Etats-Unis c’est tout le système classique de production hollywoodien sera comparé au système fordiste de production.
(Ill. Usine Pathé à Joinville – Usine Edison (N-J) – Disques Decca 1934 )

b. Recherche du public maximum

Le livre bon marché, le cinéma puis le disque visent le marché de masse.
La recherche du plus grand public prend une forme particulière à la radio où sont instituées la mesure de l’audience et le financement par la publicité.


c. On observe la standardisation des produits, l’internationalisation des marchés, la domination économique et culturelle des Etats-Unis.

3. Réflexions critiques sur les mass medias

Cette industrialisation est accompagnée de transformations importantes dans la forme des produits culturels ainsi que dans leur mode de consommation. Les contemporains ont le sentiment de voir naître une nouvelle culture populaire, plus dynamique que la culture cultivée et susceptible de la mettre en péril. Intellectuels et universitaires élaborent de nouveaux concepts pour en rendre compte, voire pour la critiquer.

a. Naissance du concept de « mass médias »

Le mot « mass medias » apparaît aux Etats-Unis vers 1923. Il associe deux termes d’origine différente.
«Medium » est un mot latin, déjà utilisé par Victor Hugo qui voyait dans le poète un «medium » au sens de « passeur ». Il désigne le support du message. On notera qu’il faut considérer à la fois à la fois la technique et l’institution qui permet de la mettre en œuvre : la radiodiffusion, la télévision sont des « mass médias ». La technologie de la radio n’a pas de sens sans l’institution (entreprise, administration) qui la met en œuvre dans un cadre juridique précis.

« Masse » renvoie à la dimension du public des nouvelles technologies, qui sont organisées, au XXe siècle, de façon à atteindre le public le plus vaste possible.

Le terme « mass media » entre dans le langage commun ainsi que «communication de masse », plus utilisé en anglais. Ce dernier terme désigne « les journaux, magazines, cinéma, télévision, radio et publicité, parfois le livre, - surtout la fiction populaire- et la music (industrie de la pop) » (Tim O’Sullivan et autres, Key concepts in mass communication and cultural studies, Routledge, 1994, reed.)

b. Analyse des aspects technologiques des médias et de leurs conséquences sur la création et la réception des œuvres


Les aspects proprement techniques des médias, et leur incidence sur la communication ou l’accès aux œuvres, vont attirer l’attention des contemporains des les années 1930. On retiendra seulement quelques auteurs.

Le philosophe et sociologue allemand Walter Benjamin s’interroge sur la perte de sacralité de l’œuvre d’art dans un texte écrit en 1935 et redevenu célèbre dans les années 1970 « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ».

En ce qui concerne la réception, l’écrivain français Georges Duhamel qui au cours des années 1930 (Scènes de la vie future, 1930) s’interroge sur la différence entre l’acte de lire et celui de regarder un film, pour condamner le cinéma ( un divertissement d’ilotes »)

L’auteur canadien Marshall McLuhan dans une série d’ouvrages extrêmement lus dans les années 1970, essaie de conceptualiser l’effet sur la culture de la domination des réseaux et de la substitution de l’image à l’écrit comme média dominant (Understanding Médias, 1968, The Gutenberg Galaxy,1967, Message is massage,v.1967 ). C’est lui qui introduit la notion de « village global ».

Une dimension qui ne nous retiendra pas ici mais qui est importante est la question de la manipulation de l’opinion à travers les médias de masse. Les Américains, qui ont assisté au cours de la première guerre mondiale à des opérations de propagande très sophistiquées dans leur propre pays produisent des ouvrages sur la manipulation des esprits.

c. Naissance des concepts de « culture de masse » et d’"industrialisation de la culture »

L’analyse des « mass média » conduit aussi à développer deux concepts associés : celui d’industrialisation de la culture et de « culture de masse »

Le mot «masse », utilisé dès les années 1930 dans l’expression « culture de masse » possède des connotations idéologiques et politiques qui vont assurer d’abord sa fortune puis son déclin. Il s’inscrit dans la critique des rapports sociaux et politiques d’une société où les individus ne seraient plus inscrits dans les cadres sociaux traditionnels (église, village, professions) mais seraient atomisés au sein d’une société urbaine qui ne les considèrerait plus que comme des consommateurs. Dépourvues de cadres structurants (le parti, l’église, la nation) ces consommateurs seraient vulnérables à toutes les manipulations. Par ailleurs, ils seraient amenés à consommer des produits culturels de qualité médiocre, dégradés par leur forme de marchandise. Produits à bas coût et en série par les « industries de la culture », ces « produits culturels » auraient perdu la force créatrice et le contenu de critique du monde qui seraient caractéristiques des « véritables » œuvre d’art.

Cette conception critique est particulièrement développée par des philosophes et sociologues rassemblés au sein de ce que l’on appellera l’Ecole de Francfort. Ses premiers membres sont les philosophes allemands Théodore Adorno et Max Horkheimer. Forcés de quitter leurs chaires à l’université de Francfort, ils se réfugient aux Etats Unis avant de revenir à Francfort après la guerre. Ils sont à la fois marxistes, et représentants de l’élite intellectuelle allemande imprégnée de culture. Ils sont horrifiés par ce qu’ils découvrent de la culture de masse américaine qui leur paraît une manipulation du capitalisme américain pour déstructurer la classe ouvrière. La dialectique de la raison (publié en allemand en 1947) est une protestation autant qu’une analyse critique.

Le philosophe germano-américain Herbert Marcuse qui appartient aussi à l’Ecole de Francfort enseigne en Californie où il devient une référence pour le mouvement américain de la contre-culture des années 1960-70. Dans L’homme unidimensionnel (1964) il adapte au monde contemporain le concept marxiste d’aliénation en montrant que les mass media contribuent à rendre les contemporains «étrangers à eux-même », inconscients de leur véritable place dans le monde et de leurs intérêts, et donc «aliénés».

Appartient aussi à l’Ecole de Francfort l’essayiste Siegfried Kracauer, qui publie en 1948 une analyse du cinéma allemand De Caligari à Hitler, une analyse psychologique du cinéma allemand (édité en français en 1973) dans laquelle il s’interroge sur la responsabilité politique du cinéma de fiction.
Les travaux de l’école de Francfort seront développés en Europe par l’introduction de la pensée du philosophe allemand de la génération suivante Jürgen Habermas dont la thèse introduit le concept « d’espace public » L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1963).

L’arrière-plan clairement marxiste des ces différents penseurs est souligné par d’autres auteurs, en particulier américains, qui y voient un parti pris limitant la pertinence de leurs analyses.

d. Les cultural studies et la question de la culture populaire

Les cultural studies vont aborder la question de la culture populaire du XXe siècle à partir d’un point de vue souvent aussi engagé mais plus pragmatique. Au lieu de procéder à une analyse philosophique et à une condamnation globale, les historiens des cultural studies multiplient les analyses fines de situation de communication ou de pratiques culturelles populaires et examinent la façon dont l’industrialisation de la culture les transforment. Deux auteurs anglais sont importants : Hoggart avec The Uses of Literacy (1957, traduit par La culture du pauvre, Editions de minuit, 1970) offre une analyse sensible, fondée sur son expérience personnelle, de la culture ouvrière anglaise au milieu du XXe siècle. Raymond Williams, fondateur de la New Left review, publie Culture and Society (1958) et analyse ensuite la télévision anglaise, souvent dans des rapports commandés par la BBC.

La veine américaine des cultural studies est toute différente. Elle prend sa source dans le désir de reconsidérer les minorités (raciales, sexuelles) et de défendre leurs droits. Ses premiers travaux s’interrogent donc sur la façon dont une culture dominante altère et minore la représentation des groupes dominés dans la société. Elles développement ensuite les études-coloniales et post coloniales, s’adaptant aux problématiques de l’économie mondialisée des médias de la fin du XXe siècle.

Conclusion
L’analyse actuelle des mass media et de leurs relations avec les transformations de la culture populaire reprend, souvent sans les expliciter, des concepts ou des analyses empruntées aux auteurs cités ci-dessus. On considèrera dans les séances suivantes de ce cours du second semestre à la fois ce que nous disent les historiens de la mise en place des industries de la culture au XXe siècle et la représentation qu’en ont eue certains des contemporains les plus influents.

lundi 28 mars 2011

CM N° 6 Internet et ses usages



Le développement des technologies de l'information et de la communication (T.I.C. et N.T.I.C.) a donné lieu à une abondante production de théories et de travaux de recherche émanant de sociologues, d'économistes et de spécialistes en sciences de l'information et de la communication.
Très rapidement, les premières études confirmaient ce que J. Jouet pouvait observer, à savoir que " les outils ne suivaient pas les prescriptions des offreurs et que les usages réels étaient loin de correspondre à ce qui était attendu". En guise d'explications, les chercheurs ont fait appel à plusieurs modèles qu'ils ont commentés, voire décriés dont le premier, le modèle de la diffusion.
Ce modèle élaboré dans les années 50 par l'Américain Everett Rogers, postule qu'une innovation se diffuse si les différentes catégories d'acteurs y trouvent successivement de l'intérêt, en passant par des étapes qui sont information, persuasion, décision, application et confirmation, auxquelles correspondent des acteurs différents ( innovateurs, adopteurs précoces, majorité précoce, majorité tardive et retardataires).

Or cette vision d'une expansion illimitée de l'outil informatique et de l'interactivité des réseaux semble se heurter à des réalités économiques et sociales complexes. Il existe des obstacles à la diffusion tels que l'analphabétisme et les coûts d'utilisation ainsi que l'âge, ce que précise Benoît Lelong, pour qui "l'informatique est bien plus inégalitaire que les revenus", en raison dez compétences spécifiques qu'elle réclame, et l'utilisation d'internet est encore plus inégalitaire que la possession d'ordinateur.
Le modèle de la traduction a, quant à lui, été proposé par Michel Callon et Bruno Latour. Ces derniers insistent sur le fait que les innovations techniques résultent de négociations et que certains individus jouent un rôle décisif en se montrant capables de prélever des informations dans un monde et de les traduire en informations acceptables dans un autre.
Le modèle de l'innovation, inspiré par le précédent et mis en forme en partie par Madeleine Akrich et Patrice Flichy, souligne qu'une innovation devient stable à l'issue d'un processus long, lorsqu'il y a alliance dans un cadre sociotechnique entre d'une part le cadre de fonctionnement (celui des savoirs et des savoir-faire de la communauté technicienne) et d'autre part, le cadre d'usage. Mais comme le remarque Bernard Miège, ce modèle privilégie le temps court, alors que les mouvements de la société et de la technique sur le temps long expliquent l'émergence de certaines catégories de produit. Pour P. Flichy, la diffusion des techniques comme internet ne tient pas seulement à l'innovation technologique et ses usages pratiques mais doit prendre en compte le rôle de l'"imaginaire technique". Ainsi, jusque dans les années 80, le réseau des réseaux est présenté par la communauté des chercheurs comme un outil de communcation ouvert, égalitaire, qui permet de créer de nouvelles communautés. Selon cet auteur, il s'agit là de l" utopie maîtresse de l'imaginaire technique d'Internet. depuis, sa diffusion dans la société a débouché sur la naissance d'un mythe : la communauté virtuelle à laquelle pourrait participer l'ensemble de la population. Pas plus que la technique, cet imaginaire ne tombe du ciel. Autrement dit, il n'y a pas de père fondateur qui aurait défini une fois pour toute un imaginaire technique qui n'aurait plus qu'à se déployer dans le temps. Cet imaginaire est aussi le résultat d'une construction sociale." Aucun imaginaire tecnique n'est allé aussi loin que celui d'Internet. S'y dessine ainsi une société radicalement différente, qui pourrait se réguler en l'absence de tout pouvoir politique. Même le rapport au corps se trouve posée en termes nouveaux avec l'émergence de communautés virtuelles.

La question de l’opinion et de la délibération collective sur Internet :
Internet, un outil de la démocratie?
Internet représente-t-il une menace ou une chance pour la démocratie? Le levier d’une balkanisation de l’opinion publique ou le ferment de nouvelles pratiques délibératives ? Patrice Flichy présente une importante synthèse des travaux disponibles sur ces questions.

Cette discussion a trouvé une nouvelle actualité avec l’apparition des blogs et plus largement des applications du web 2.0 qui permettent à l’internaute de s’exprimer encore plus facilement que précédemment. Internet, contrairement à la radio ou à la télévision, met en situation d’égalité l’émetteur et le récepteur, c’est donc, à première vue, l’outil idéal pour une démocratie participative où le citoyen pourrait intervenir très régulièrement dans le débat public. Mais comment cette question a d’abord été abordée au démarrage de cette nouvelle technologie, puis dans la période actuelle. Internet reproduit-il la concentration des médias traditionnels ou permet-il à de nouveaux acteurs de prendre la parole ? Le nouvel univers électronique favorise-t-il la délibération démocratique ou une balkanisation des opinions publiques ? Enfin, internet est-il en symbiose avec de nouveaux modes d’engagement citoyen ? Quinze ans après le lancement de l’informatique de réseau dans le grand public, un tel bilan paraît nécessaire.

Confrontation, échanges d’arguments et consensus

Le journaliste Howard Rheingold voit dans l'internet un dispositif capable de revitaliser la démocratie. Cette vision politique d’internet sera reprise par de nombreux auteurs et notamment par Al Gore, alors vice-président des Etats-Unis, . Elle constituera un des éléments forts d’attraction de cette nouvelle technique.

Mais rapidement des universitaires qui observent le comportement des communautés en ligne contestent cette perspective. Les forums sont souvent le siège de ces guerres d’injures où les internautes défendent violemment des opinions dont ils ne veulent plus démordre. Les internautes peuvent effectivement échanger sur un pied d’égalité. Par contre, l’échange argumenté est loin d’être toujours la règle. Le débat ne tend pas vers l’élaboration d’une position commune, mais plutôt vers une multiplication de points de vue contradictoires. Cet éclatement des opinions est encore renforcé par le fait que les identités des internautes sont floues et mobiles. Non seulement les interlocuteurs utilisent des pseudos et se créent une identité virtuelle, mais encore ils peuvent changer d’identité, en avoir plusieurs. Les communautés virtuelles encouragent, au contraire, la multiplicité de points de vue rigides plutôt que la flexibilité.

L’intimité instrumentale

Mais la pratique des forums, des chats ou des listes de discussion constitue toujours une activité importante des internautes. Ceux-ci ne se rendent pas dans ces espaces virtuels uniquement pour le plaisir de s’injurier ou de simuler une autre identité ! Les communautés en ligne ont été caractérisées par les fondateurs d’internet comme des communautés d’ « intérêt commun » . Il est ainsi plus facile que dans la vie réelle de trouver des individus qui puissent partager tel ou tel de nos intérêts. Cet échange ne concerne pas l’ensemble de la vie d’un individu, mais certains aspects de sa personnalité liés à un domaine des loisirs mais aussi à des aspects plus intimes : maladies, événements familiaux... L’échange sera intense mais limité à une facette de la personnalité. On peut alors parler d’ « intimité instrumentale ». Ces communautés, qui sont très abondantes sur internet et souvent pérennes peuvent échanger des expériences ou des connaissances.

On pourrait citer des exemples comme le développement de Linux ou dans le domaine de la santé , des critiques des produits culturels… Dans tous ces cas, les communautés d’intérêt constituent un domaine où internet peut être un vrai lieu d’échange et de débat public productif. On constate également que ces communautés sont moins homogènes qu’on ne l’estime souvent. Experts et novices s’y côtoient de façon constructive.

Le consommateur et le citoyen

Ce qui distingue fondamentalement internet des médias précédents, c’est que cette technique permet d’offrir à l’internaute une information personnalisée (customized). Non seulement le consommateur peut trouver beaucoup plus facilement un produit directement adapté à sa demande, mais il peut également construire son propre journal.

Pourtant les citoyens ne pensent pas et n’agissent pas comme des consommateurs ». La démocratie politique est le résultat d’un gouvernement de la délibération. Les choix politiques ne correspondent pas toujours aux intérêts personnels de l’individu, mais à ceux de la collectivité.

Mais à l’heure où internet est beaucoup plus régulé par les Etats, ce débat paraît un peu lointain, cependant il n’est intéressant à citer que dans la mesure où il permet de montrer qu’il y a bien au démarrage d’internet une réelle ambiguïté entre consommateur et citoyen et qu’elle a perduré.

Moyen de communication et démocratie

Si personne ne conteste le fait que grâce à internet le citoyen a potentiellement accès à une information plus riche qu’auparavant et qu’il peut participer à de nombreux débats, la controverse porte plutôt sur la question de savoir si l’internaute ne consulte que des sites ou des forums proches de ses opinions ou si au contraire internet lui offre des occasions de rencontrer des positions différentes. En d’autres termes, est-ce qu’internet freine ou renforce la démocratie délibérative ?

Pour Sunstein, la matrice d’une expression publique démocratique est la prise de parole dans les parcs, la manifestation sur la voie publique. De cette façon, le citoyen rencontre de façon non intentionnelle d’autres points de vue que le sien, il prend conscience de l’existence d’autres opinions. L’autre élément fondateur de la démocratie est l’expérience partagée, elle fournit une sorte de « colle sociale ». Les grands médias concentrent l’attention, autour de quelques émissions phares, internet au contraire tendrait à balkaniser le discours politique

Pour pouvoir examiner comment l’internaute réagit face à ce foisonnement d’expressions publiques, il convient d’examiner comment ce champ informationnel est structuré. Est-il concentré ou éclaté ? Est-il ouvert à de nouveaux acteurs ? Y a-t-il des relations entre les sites ?

La concentration de l’information en ligne

Internet propose une information riche et abondante, quantitativement très importante.Cette abondance de l’information en ligne se traduit-elle par une grande diversité de la réception de l’information ? En fait, il n’en est rien, le citoyen concentre son attention autour de quelques sites qui viennent du monde traditionnel des médias et apportent a priori une information diversifiée et de qualité.

Un espace ouvert

Cette concentration des sites web signifie-t-elle qu’internet n’est en rien différent des autres médias. Évidemment non. Internet est un espace où il est plus facile qu’ailleurs de produire de l’information, où les barrières à l’entrée sont moindres. De nombreuses opinions s’expriment sur internet qui n’ont pas trouvé ou difficilement trouvé des espaces d’expression dans les médias classiques. Ce fut le cas lors du référendum sur la constitution européenne. Alors que les promoteurs du « oui » ont eu accès largement aux médias classiques, les partisans du « non » qui dans l’ensemble n’appartenaient pas aux organisations politiques dominantes, ont largement utilisé le web pour présenter leur opinion. D’après l’étude de Guilhem Fouetillou, les deux tiers des sites web qui ont traité du référendum soutenaient le « non ».

Les débats sur internet

Une enquête menée par Jennifer Stromer-Galley auprès des participants à trois groupes de discussion en ligne permet de voir si les interactions se déroulent au sein de communautés homogènes ou hétérogènes. Incontestablement, internet permet de rencontrer des gens qui pensent comme vous. On retrouve là la thèse des communautés d’intérêt qui est au cœur du développement d’internet. Cette demande de rencontre de personnes d’opinions proches semble d’autant plus forte que l’individu se trouve idéologiquement isolé dans son environnement naturel. On voit ainsi qu’on ne peut pas analyser l’impact d’internet indépendamment du contexte de la vie réelle.

A l’inverse, de nombreux interviewés valorisent la diversité. Ils expriment le plaisir qu’il y a à rencontrer en ligne des gens différents d’eux par leur origine sociale ou géographique, mais aussi des gens qui pensent différemment. Ces internautes rencontrent ainsi un public devant lequel ils peuvent s’exprimer. Parfois, ces opinions différentes peuvent les inquiéter ou les heurter, mais c’est plutôt perçu comme une occasion de clarifier ses idées, d’affuter ses arguments. De telles occasions existent rarement dans la vie réelle. En effet, les travaux de Wyatt et Katz sur les conversations politiques montrent que celles-ci se déroulent le plus souvent à la maison et au travail et ont lieu pour l’essentiel (80 à 85%) avec des gens avec lesquels on n’a pas de désaccords fréquents.
Si on généralise les conclusions de l’étude monographique de Stromer-Galley, on peut considérer qu’internet favorise le débat public. Mais il s’agit d’un débat intentionnel, ces internautes ont décidé de venir spécifiquement sur ces sites.

Internet et l’engagement politique

Pour terminer ce panorama de la place d’internet dans le fonctionnement démocratique, il convient d’examiner le rôle que joue le réseau informatique dans l’activité militante. Dans un contexte où l’engagement militant est souvent en crise (diminution du nombre de militants, hésitation à s’« encarter »…), internet a ouvert un outil adapté aux nouvelles formes de militantisme aussi bien dans les partis traditionnels que dans les nouvelles organisations militantes.

En définitive, internet n’a pas en lui-même d’effet négatif sur la délibération démocratique. Il s’est en partie moulé sur les caractéristiques de notre société, mais il offre aussi de réelles opportunités pour de nouvelles formes démocratiques, multiples et réticulaires, où le citoyen ne se contente pas d’élire ses représentants, mais où il peut débattre, surveiller et évaluer leurs actions.