Le développement des technologies de l'information et de la communication (T.I.C. et N.T.I.C.) a donné lieu à une abondante production de théories et de travaux de recherche émanant de sociologues, d'économistes et de spécialistes en sciences de l'information et de la communication.
Très rapidement, les premières études confirmaient ce que J. Jouet pouvait observer, à savoir que " les outils ne suivaient pas les prescriptions des offreurs et que les usages réels étaient loin de correspondre à ce qui était attendu". En guise d'explications, les chercheurs ont fait appel à plusieurs modèles qu'ils ont commentés, voire décriés dont le premier, le modèle de la diffusion.
Ce modèle élaboré dans les années 50 par l'Américain Everett Rogers, postule qu'une innovation se diffuse si les différentes catégories d'acteurs y trouvent successivement de l'intérêt, en passant par des étapes qui sont information, persuasion, décision, application et confirmation, auxquelles correspondent des acteurs différents ( innovateurs, adopteurs précoces, majorité précoce, majorité tardive et retardataires).
Or cette vision d'une expansion illimitée de l'outil informatique et de l'interactivité des réseaux semble se heurter à des réalités économiques et sociales complexes. Il existe des obstacles à la diffusion tels que l'analphabétisme et les coûts d'utilisation ainsi que l'âge, ce que précise Benoît Lelong, pour qui "l'informatique est bien plus inégalitaire que les revenus", en raison dez compétences spécifiques qu'elle réclame, et l'utilisation d'internet est encore plus inégalitaire que la possession d'ordinateur.
Le modèle de la traduction a, quant à lui, été proposé par Michel Callon et Bruno Latour. Ces derniers insistent sur le fait que les innovations techniques résultent de négociations et que certains individus jouent un rôle décisif en se montrant capables de prélever des informations dans un monde et de les traduire en informations acceptables dans un autre.
Le modèle de l'innovation, inspiré par le précédent et mis en forme en partie par Madeleine Akrich et Patrice Flichy, souligne qu'une innovation devient stable à l'issue d'un processus long, lorsqu'il y a alliance dans un cadre sociotechnique entre d'une part le cadre de fonctionnement (celui des savoirs et des savoir-faire de la communauté technicienne) et d'autre part, le cadre d'usage. Mais comme le remarque Bernard Miège, ce modèle privilégie le temps court, alors que les mouvements de la société et de la technique sur le temps long expliquent l'émergence de certaines catégories de produit. Pour P. Flichy, la diffusion des techniques comme internet ne tient pas seulement à l'innovation technologique et ses usages pratiques mais doit prendre en compte le rôle de l'"imaginaire technique". Ainsi, jusque dans les années 80, le réseau des réseaux est présenté par la communauté des chercheurs comme un outil de communcation ouvert, égalitaire, qui permet de créer de nouvelles communautés. Selon cet auteur, il s'agit là de l" utopie maîtresse de l'imaginaire technique d'Internet. depuis, sa diffusion dans la société a débouché sur la naissance d'un mythe : la communauté virtuelle à laquelle pourrait participer l'ensemble de la population. Pas plus que la technique, cet imaginaire ne tombe du ciel. Autrement dit, il n'y a pas de père fondateur qui aurait défini une fois pour toute un imaginaire technique qui n'aurait plus qu'à se déployer dans le temps. Cet imaginaire est aussi le résultat d'une construction sociale." Aucun imaginaire tecnique n'est allé aussi loin que celui d'Internet. S'y dessine ainsi une société radicalement différente, qui pourrait se réguler en l'absence de tout pouvoir politique. Même le rapport au corps se trouve posée en termes nouveaux avec l'émergence de communautés virtuelles.
La question de l’opinion et de la délibération collective sur Internet :
Internet, un outil de la démocratie?
Internet représente-t-il une menace ou une chance pour la démocratie? Le levier d’une balkanisation de l’opinion publique ou le ferment de nouvelles pratiques délibératives ? Patrice Flichy présente une importante synthèse des travaux disponibles sur ces questions.
Cette discussion a trouvé une nouvelle actualité avec l’apparition des blogs et plus largement des applications du web 2.0 qui permettent à l’internaute de s’exprimer encore plus facilement que précédemment. Internet, contrairement à la radio ou à la télévision, met en situation d’égalité l’émetteur et le récepteur, c’est donc, à première vue, l’outil idéal pour une démocratie participative où le citoyen pourrait intervenir très régulièrement dans le débat public. Mais comment cette question a d’abord été abordée au démarrage de cette nouvelle technologie, puis dans la période actuelle. Internet reproduit-il la concentration des médias traditionnels ou permet-il à de nouveaux acteurs de prendre la parole ? Le nouvel univers électronique favorise-t-il la délibération démocratique ou une balkanisation des opinions publiques ? Enfin, internet est-il en symbiose avec de nouveaux modes d’engagement citoyen ? Quinze ans après le lancement de l’informatique de réseau dans le grand public, un tel bilan paraît nécessaire.
Confrontation, échanges d’arguments et consensusLe journaliste Howard Rheingold voit dans l'internet un dispositif capable de revitaliser la démocratie. Cette vision politique d’internet sera reprise par de nombreux auteurs et notamment par Al Gore, alors vice-président des Etats-Unis, . Elle constituera un des éléments forts d’attraction de cette nouvelle technique.
Mais rapidement des universitaires qui observent le comportement des communautés en ligne contestent cette perspective. Les forums sont souvent le siège de ces guerres d’injures où les internautes défendent violemment des opinions dont ils ne veulent plus démordre. Les internautes peuvent effectivement échanger sur un pied d’égalité. Par contre, l’échange argumenté est loin d’être toujours la règle. Le débat ne tend pas vers l’élaboration d’une position commune, mais plutôt vers une multiplication de points de vue contradictoires. Cet éclatement des opinions est encore renforcé par le fait que les identités des internautes sont floues et mobiles. Non seulement les interlocuteurs utilisent des pseudos et se créent une identité virtuelle, mais encore ils peuvent changer d’identité, en avoir plusieurs. Les communautés virtuelles encouragent, au contraire, la multiplicité de points de vue rigides plutôt que la flexibilité.
L’intimité instrumentale
Mais la pratique des forums, des chats ou des listes de discussion constitue toujours une activité importante des internautes. Ceux-ci ne se rendent pas dans ces espaces virtuels uniquement pour le plaisir de s’injurier ou de simuler une autre identité ! Les communautés en ligne ont été caractérisées par les fondateurs d’internet comme des communautés d’ « intérêt commun » . Il est ainsi plus facile que dans la vie réelle de trouver des individus qui puissent partager tel ou tel de nos intérêts. Cet échange ne concerne pas l’ensemble de la vie d’un individu, mais certains aspects de sa personnalité liés à un domaine des loisirs mais aussi à des aspects plus intimes : maladies, événements familiaux... L’échange sera intense mais limité à une facette de la personnalité. On peut alors parler d’ « intimité instrumentale ». Ces communautés, qui sont très abondantes sur internet et souvent pérennes peuvent échanger des expériences ou des connaissances.
On pourrait citer des exemples comme le développement de Linux ou dans le domaine de la santé , des critiques des produits culturels… Dans tous ces cas, les communautés d’intérêt constituent un domaine où internet peut être un vrai lieu d’échange et de débat public productif. On constate également que ces communautés sont moins homogènes qu’on ne l’estime souvent. Experts et novices s’y côtoient de façon constructive.
Le consommateur et le citoyen
Ce qui distingue fondamentalement internet des médias précédents, c’est que cette technique permet d’offrir à l’internaute une information personnalisée (customized). Non seulement le consommateur peut trouver beaucoup plus facilement un produit directement adapté à sa demande, mais il peut également construire son propre journal.
Pourtant les citoyens ne pensent pas et n’agissent pas comme des consommateurs ». La démocratie politique est le résultat d’un gouvernement de la délibération. Les choix politiques ne correspondent pas toujours aux intérêts personnels de l’individu, mais à ceux de la collectivité.
Mais à l’heure où internet est beaucoup plus régulé par les Etats, ce débat paraît un peu lointain, cependant il n’est intéressant à citer que dans la mesure où il permet de montrer qu’il y a bien au démarrage d’internet une réelle ambiguïté entre consommateur et citoyen et qu’elle a perduré.
Moyen de communication et démocratie
Si personne ne conteste le fait que grâce à internet le citoyen a potentiellement accès à une information plus riche qu’auparavant et qu’il peut participer à de nombreux débats, la controverse porte plutôt sur la question de savoir si l’internaute ne consulte que des sites ou des forums proches de ses opinions ou si au contraire internet lui offre des occasions de rencontrer des positions différentes. En d’autres termes, est-ce qu’internet freine ou renforce la démocratie délibérative ?
Pour Sunstein, la matrice d’une expression publique démocratique est la prise de parole dans les parcs, la manifestation sur la voie publique. De cette façon, le citoyen rencontre de façon non intentionnelle d’autres points de vue que le sien, il prend conscience de l’existence d’autres opinions. L’autre élément fondateur de la démocratie est l’expérience partagée, elle fournit une sorte de « colle sociale ». Les grands médias concentrent l’attention, autour de quelques émissions phares, internet au contraire tendrait à balkaniser le discours politique
Pour pouvoir examiner comment l’internaute réagit face à ce foisonnement d’expressions publiques, il convient d’examiner comment ce champ informationnel est structuré. Est-il concentré ou éclaté ? Est-il ouvert à de nouveaux acteurs ? Y a-t-il des relations entre les sites ?
La concentration de l’information en ligne
Internet propose une information riche et abondante, quantitativement très importante.Cette abondance de l’information en ligne se traduit-elle par une grande diversité de la réception de l’information ? En fait, il n’en est rien, le citoyen concentre son attention autour de quelques sites qui viennent du monde traditionnel des médias et apportent a priori une information diversifiée et de qualité.
Un espace ouvert
Cette concentration des sites web signifie-t-elle qu’internet n’est en rien différent des autres médias. Évidemment non. Internet est un espace où il est plus facile qu’ailleurs de produire de l’information, où les barrières à l’entrée sont moindres. De nombreuses opinions s’expriment sur internet qui n’ont pas trouvé ou difficilement trouvé des espaces d’expression dans les médias classiques. Ce fut le cas lors du référendum sur la constitution européenne. Alors que les promoteurs du « oui » ont eu accès largement aux médias classiques, les partisans du « non » qui dans l’ensemble n’appartenaient pas aux organisations politiques dominantes, ont largement utilisé le web pour présenter leur opinion. D’après l’étude de Guilhem Fouetillou, les deux tiers des sites web qui ont traité du référendum soutenaient le « non ».
Les débats sur internet
Une enquête menée par Jennifer Stromer-Galley auprès des participants à trois groupes de discussion en ligne permet de voir si les interactions se déroulent au sein de communautés homogènes ou hétérogènes. Incontestablement, internet permet de rencontrer des gens qui pensent comme vous. On retrouve là la thèse des communautés d’intérêt qui est au cœur du développement d’internet. Cette demande de rencontre de personnes d’opinions proches semble d’autant plus forte que l’individu se trouve idéologiquement isolé dans son environnement naturel. On voit ainsi qu’on ne peut pas analyser l’impact d’internet indépendamment du contexte de la vie réelle.
A l’inverse, de nombreux interviewés valorisent la diversité. Ils expriment le plaisir qu’il y a à rencontrer en ligne des gens différents d’eux par leur origine sociale ou géographique, mais aussi des gens qui pensent différemment. Ces internautes rencontrent ainsi un public devant lequel ils peuvent s’exprimer. Parfois, ces opinions différentes peuvent les inquiéter ou les heurter, mais c’est plutôt perçu comme une occasion de clarifier ses idées, d’affuter ses arguments. De telles occasions existent rarement dans la vie réelle. En effet, les travaux de Wyatt et Katz sur les conversations politiques montrent que celles-ci se déroulent le plus souvent à la maison et au travail et ont lieu pour l’essentiel (80 à 85%) avec des gens avec lesquels on n’a pas de désaccords fréquents.
Si on généralise les conclusions de l’étude monographique de Stromer-Galley, on peut considérer qu’internet favorise le débat public. Mais il s’agit d’un débat intentionnel, ces internautes ont décidé de venir spécifiquement sur ces sites.
Internet et l’engagement politique
Pour terminer ce panorama de la place d’internet dans le fonctionnement démocratique, il convient d’examiner le rôle que joue le réseau informatique dans l’activité militante. Dans un contexte où l’engagement militant est souvent en crise (diminution du nombre de militants, hésitation à s’« encarter »…), internet a ouvert un outil adapté aux nouvelles formes de militantisme aussi bien dans les partis traditionnels que dans les nouvelles organisations militantes.
En définitive, internet n’a pas en lui-même d’effet négatif sur la délibération démocratique. Il s’est en partie moulé sur les caractéristiques de notre société, mais il offre aussi de réelles opportunités pour de nouvelles formes démocratiques, multiples et réticulaires, où le citoyen ne se contente pas d’élire ses représentants, mais où il peut débattre, surveiller et évaluer leurs actions.
Bien détaillé permet de bien asseoir les concepts merci
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